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Entrevue avec Anne Émond et Catherine-Anne Toupin

Image tirée du film Lucy Grizzli Sophie (2024)

Entrevue avec l’actrice Catherine-Anne Toupin et la réalisatrice Anne Émond pour la sortie du film Lucy Grizzli Sophie

Diplômée du Conservatoire d’art dramatique de Montréal en 1999, Catherine-Anne Toupin devient l’une des comédiennes préférées du grand public grâce à ses personnages dans les séries Unité 9 et Boomerang. Au théâtre, elle écrit les pièces L’envie (2004), À présent (2008) et La meute (2018), qui devient pour le cinéma Lucy Grizzli Sophie. Il s’agit d’un premier rôle d’importance pour l’actrice au grand écran.

Après ses études en cinéma à l’Université du Québec à Montréal, Anne Émond a écrit et réalisé sept courts métrages entre 2005 et 2011, qui ont voyagé dans plusieurs festivals internationaux et ont mérité de nombreux prix. Lucy Grizzli Sophie est son cinquième long métrage après Nuit #1 (2011), Les Êtres chers (2015), Nelly (2016) et Jeune Juliette (2019).

Catherine-Anne, comment t’est venue cette histoire?

Catherine-Anne Toupin : Ma sœur est cadre en communication dans les hautes technologies. En 2014, elle m’a dit : « Va faire un tour sur certains sites. Je pense que ça va t’inspirer quelque chose et que ça serait important d’en parler au grand public. » J’y suis allée naïvement et je me suis dit « woh ! » (rire). J’ai compris qu’il était important de mettre la lumière là-dessus et d’en parler. Après ça, il est arrivé un incident avec l’émission Unité 9 concernant le personnage de Marie Lamontagne, joué par Guylaine Tremblay. À la quatrième saison, pour la première fois, elle a eu une réaction de colère face à ce qui lui arrivait, et ce, après tous les traumatismes vécus. On dirait que tant qu’elle était une victime qui pleurait dans son coin, tout le Québec l’adorait. Mais la minute où elle s’est rebellée, où elle a réagi avec colère, le public s’est tourné contre elle et lui a dit : « non ». On a reçu un torrent d’insultes sur les réseaux sociaux. Moi, je me suis dit : « C’est donc bien intéressant. Une femme ne peut pas montrer sa colère et sa violence. Donc, faisons-le! » (rire)

Comment s’est fait le choix d’Anne Émond à la réalisation?

Catherine-Anne : Avant, j’ai rencontré plein de gens excessivement talentueux. Et Anne avait été engagée pour donner des commentaires sur le scénario. Donc, on ne se rencontrait pas du tout avec l’idée qu’elle réalise potentiellement le film.

Anne Émond : Moi, j’étais bien relaxe. Je ne m’en allais pas faire un pitch pour un job. J’allais commenter le scénario.

Catherine-Anne : Ça faisait 15 minutes qu’elle m’en parlait avec passion. Elle avait compris des choses que personne avant elle n’avait réussi à comprendre. Elle avait une intelligence dans la manière dont elle saisissait les personnages, elle comprenait où je voulais m’en aller avec mon histoire. Moi, je suis quelqu’un d’un peu intense dans la vie (rire). Je lui ai lancé : « Anne? Veux-tu réaliser le film? » (rire). Je pense que je l’ai un peu surprise (rire). C’était comme une espèce de coup de foudre professionnel.

Anne, jusqu’ici, tu as toujours écrit tes propres histoires pour le cinéma. Qu’est-ce qui t’a intéressée dans ce scénario?

Anne : Tout d’abord, je n’avais pas vu la pièce de théâtre. Quand j’ai reçu le scénario, c’était un vrai page-turner. Tout le long, je me posais un million de questions (rire). J’étais fascinée. Quand je suis arrivée à la twist de fin, j’ai été happée. Je me suis rendu compte qu’en plus d’être un thriller psychologique efficace avec des personnages complexes, on avait aussi un sujet d’actualité. Y’avait tout dans ce film-là (rire). Il y a tout pour en faire un film grand public. C’est pertinent et juste assez twisted pour que moi j’aime ça (rire).

Catherine-Anne : Toi et moi, on est pareilles là-dessus. On aime ça tordu (rire).

Anne : Ça m’a plus de A à Z. En plus, au Québec, on ne fait pas beaucoup de thrillers psychologiques. J’ai vu ça comme une belle occasion d’en tourner un. Je ne suis pas capable d’écrire comme ça. J’écris autrement. Je me suis tout simplement dit : « je le fais ».

« Je trouve que l’art sert à provoquer une réflexion. C’est quand on provoque la discussion qu’on peut faire avancer les choses. »

– Catherine-Anne Toupin

Quels étaient les défis d’adapter une pièce de théâtre en scénario de film?

Catherine-Anne : Il faut jeter la pièce de théâtre à la poubelle et recommencer. Évidemment, je connaissais l’histoire par cœur et les personnages, tout comme les revirements, sont similaires. Mais après ça, il faut raconter en images. Dans le film, il y a plein de gros plans et des gestes qui parlent. Au théâtre, tu as dix pages de texte pour évoquer ce que tu peux dire en quelques regards au cinéma. Je dirais que plus de 50 % du dialogue est tombé.

Est-ce que cette décision a été difficile pour l’autrice?

Catherine-Anne : Oui (rire)! Au début, c’est dur, non seulement parce que je suis l’autrice, mais parce que je l’ai aussi joué (rire). Pour chaque ligne, je connaissais la réponse du public. Combien de fois je me suis dit : « Je ne peux pas garder cette joke-là, ça ne marchera pas. Mais câline, elle était bonne! » (rire) Dans la pièce, il y avait beaucoup d’humour. Ici, un peu moins parce qu’on est dans la forme du thriller. Ç’a été une belle aventure, car j’ai un coup de foudre total pour le cinéma. Écrire pour le cinéma est pas mal plus le fun que d’écrire pour le théâtre. Tu peux y raconter des choses de plein de façons. Les plans parlent : les visages, les gestes. Au théâtre, c’est un plan large avec du monde qui parle (rire). C’est complètement différent.

Anne, c’était le premier film que tu tournais sans en avoir écrit le scénario. Est-ce que tu as abordé le tournage différemment?

Anne : J’y ai vu que du bon. Je suis arrivée dans le projet avec la première version du scénario. Catherine et moi avons eu une belle collaboration à l’écriture même si je n’ai pas écrit une ligne. C’est Catherine-Anne la scénariste du film, mais on discutait, on se nourrissait. On avait une vision commune, ce qui est important. Le fait d’arriver avec trois acteurs qui reprenaient leurs rôles (Catherine-Anne, Guillaume Cyr et Lise Roy) et qui avaient des mois de répétition devant eux est un luxe qui est très rare au cinéma. Ma seule petite peur était : « Est-ce que ce noyau d’acteurs là va m’aimer? » (rire)

Catherine-Anne : Bien oui (rire)!

Justement, est-ce qu’il y avait dès le départ une volonté d’utiliser les comédiens de la pièce?

Catherine-Anne : Pour moi, c’était important. Guillaume et Lise m’ont tout donné. Ils ont fait le succès de cette œuvre par leur générosité, leur courage et leur audace. Je suis quelqu’un de fidèle dans la vie. Je ne pouvais pas les laisser tomber. Je pense qu’on avait aussi les bonnes personnes.

Anne : On ne s’est pas posé tant la question. Je savais qu’à quelque part, ça faisait partie du deal. Ce n’est pas comme si on m’imposait un acteur pas bon (rire).

Le film contient une scène de nudité assez audacieuse. Était-elle présente dans la pièce?

Catherine-Anne : Elle était présente, mais différente. Guillaume et moi étions nus sur scène, mais à cause des effets d’éclairage, la nudité était en silhouette. Mais c’est certain que d’être nus l’un en face de l’autre, c’est quand même raide (rire). Dès le départ, nous nous étions dit, Guillaume et moi, que si la pièce évoluait vers un autre médium, on ne le faisait pas sans l’autre. On est allés tellement loin ensemble. On s’est fait tellement confiance. Tu ne peux pas recommencer avec quelqu’un d’autre.

Abordons la maison du film, qui évoque un peu celle du Psycho d’Hitchcock. A-t-elle été difficile à dénicher?

Anne : On l’a cherchée (rire). La réalité économique de nos tournages fait qu’on ne peut pas trop s’éloigner de là où se trouve la majorité de l’équipe. On regardait donc dans un certain rayon autour de Montréal. On l’a finalement trouvée à Bolton-Est dans les Cantons-de-l’Est. C’est le directeur photo qu’il l’a repérée sur Google Maps (rire). C’est merveilleux ce que l’on peut maintenant faire avec ça (rire). Je me souviens quand on est arrivés au bout de la petite route et qu’on a commencé à monter vers la maison, on s’est mis à crier dans l’auto « c’est ça, c’est sûr que c’est ici ». C’est une énorme maison blanche qui est sombre à l’intérieur et qui fait effectivement penser à celle de Psycho. On la voulait même si on sortait un peu des codes du réalisme. Y’a plein de questions du genre : « Que fait cette femme dans cette grande maison? » Ce n’est pas important. Pour nous, c’est un film. Je trouve que ça fait du bien de décoller parfois du réel. Le cinéma québécois, que j’aime de tout mon cœur, commence à se permettre de sortir de ça. Mais pendant longtemps, on était souvent pogné pour dire : « Ça, ça se peut et ça, non. Et qu’au Québec, ça ne se passe pas comme ça. »

Que pouvez-vous dire à propos de la fin étonnante du film?

Catherine-Anne : Moi, je ne veux pas dire aux gens ce qu’ils devraient penser. Je trouve que l’art sert à provoquer une réflexion. Ce que j’ai envie que les gens fassent en sortant du film, c’est qu’ils se tournent vers les personnes avec qui ils sont allés le voir et leur demandent : « Toi, t’aurais fait quoi? Pour qui tu prends? Connais-tu quelqu’un à qui c’est arrivé? » C’est quand on provoque la discussion qu’on peut faire avancer les choses. |